La pratique scientifique et Internet, par Aurélie Torregrosa

 L'article au cœur de ce billet s'intitule « La pratique scientifique et Internet. Quand la démarche interdisciplinaire devient une forme de médiation sociale ». Il a été écrit par Aurélie Torregrosa, et est paru en 2009 chez Cahiers Sens public, qui est justement une revue en ligne, offrant en accès libre un espace éditorial interdisciplinaire et international.

 

Il faut comprendre pourquoi Internet semble devenir essentiel aujourd'hui pour la pratique d'une activité scientifique. Et pour cela, il faut commencer par remonter le temps.

A partir du 17ème siècle, il y a eu une émergence des institutions scientifiques, comme la Royal Society en Angleterre ou l'Académie des sciences en France. Cette institutionnalisation de l'activité réflexive a donné naissance à la Science Moderne, telle qu'on la connaît aujourd'hui, ce qui se traduit notamment par une catégorisation des disciplines.

 

De ces institutions découlent naturellement un certain nombre de codes, de règles, de normes...

D'un côté, c'est le respect de ces normes qui permet d'assurer la qualité des résultats produits par les scientifiques, c'est-à-dire un savoir scientifique rigoureux, une connaissance certifiée et rationnelle.

Mais d'un autre côté, toutes ces normes créent un cadre institutionnel trop rigide. Les scientifiques sont notamment enfermés dans des codes institutionnels, sociaux et cognitifs propres à leur discipline. Une des conséquences, c'est que les scientifiques collaborent avec des collègues de la même discipline, qui suivent les mêmes normes qu'eux. En suivant donc toutes ces normes et ces codes, les scientifiques se plient au règlement qui leur est imposé, et leur recherche devient conformiste.

 

A l'inverse, une démarche de recherche interdisciplinaire est innovante. Par interdisciplinarité, on entend le fait que des chercheurs issus de différentes communautés disciplinaires travaillent sur un objet de recherche commun. La diversité des membres de ces communautés différentes apporte un enrichissement de l'information, un échange des points de vue, et c'est grâce à cette émulation que l'on peut espérer obtenir une recherche innovante.

 

De manière officielle, les chercheurs collaborent avec des membres de leurs institutions, ou rattachés à d'autres institutions partenaires. C'est-à-dire que les liens, les partenariats, se décident à l'échelle des institutions, et que les scientifiques qui en font partie suivent ensuite.

Mais de manière officieuse, il existe des « collèges invisibles ». Il s'agit d'organisations où les scientifiques collaborent avec leurs pairs selon leurs propres critères et affinités. Ces liens entre chercheurs individuels se basent sur des intérêts intellectuels communs, et non plus sur des alliances institutionnelles.

 

C'est là que l'on voit qu'Internet permettrait très facilement l'émergence de collèges invisibles virtuels.

Les chercheurs peuvent rejoindre des communautés scientifiques virtuelles, adhérer à des réseaux sociaux scientifiques en ligne, au sein desquels ils peuvent échanger les informations qu'ils souhaitent sur leurs travaux de recherche, mais aussi sur le monde de la recherche en général.

Sans barrière institutionnelle, ces réseaux sociaux scientifiques permettraient de mettre en lien non seulement des scientifiques de disciplines différentes, mais aussi des citoyens curieux qui peuvent venir s'informer ou participer à des débats.


Pratique scientifique et internet : un propos brûlant d'actualité

Pour mémoire, ce texte est paru en 2009, et il mettait déjà en avant les possibilités offertes par Internet en terme de pratique scientifique. Collaboration entre scientifiques, informations auprès du grand public, le tout en s'affranchissant des normes et des règles imposées par les institutions dont ces scientifiques dépendent.

 

Je trouve que ce propos entre particulièrement en résonance avec l'actualité : depuis l'investiture de Donald Trump et la nomination de climato-sceptiques à la tête de plusieurs agences gouvernementales, les scientifiques américains se tournent vers Internet pour protéger leurs données, mais aussi pour continuer à informer le public.

 

En partenariat avec des chercheurs étrangers, des informaticiens, des journalistes et des associations citoyennes, des scientifiques américains ont par exemple lancé la sauvegarde en ligne de données sensibles. Sous forme de copies sur plusieurs serveurs indépendants, afin d'éviter leur suppression, ce sont plus d'un terra-octet (autrement dit 1000 milliards) de données sur le réchauffement climatique qui sont ainsi préservées.

 

Par ailleurs, ce sont les dirigeants des institutions et agences gouvernementales qui décident des informations qui peuvent être communiquées, ou non. Face à la censure, des comptes « rebelles » (« rogues ») ont fait leur apparition sur les réseaux sociaux. Derrière eux se cachent des employés d'agences gouvernementales comme la NASA, l'EPA (agence de protection environnementale), des organisations de parcs nationaux, prêts à publier des faits et informations sur des comptes Twitter officieux s'il le faut.

Enfin, même s'il a été abrogé depuis, le décret anti-immigration a eu le temps de toucher de plein fouets certains scientifiques, retenus à la frontière. On peut citer le cas du Dr. Samira Asgari, biologiste de nationalité iranienne, un temps empêchée de rejoindre Harvad. Lorsque le décret était encore en vigueur, de nombreux scientifiques américains avaient annoncé que faute de pouvoir inviter des chercheurs étrangers dans leurs laboratoires, ils collaboreraient ensemble virtuellement.

 

Preuve que l'espace public interactif qu'est devenu Internet est aussi bel et bien adapté à la pratique scientifique.

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