Les savants du savon

Imaginez vous, confortablement installé·e pour une conférence expérimentale - appelons-la "La manip du vendredi".

 

Merci d'être venus si nombreux assister à La manip du vendredi, consacrée à la Physique ! La manip clôturera la séance, et avant cela nous allons parler du domaine scientifique dont il est question aujourd'hui : la Physique.

 

 

Pour commencer je voudrais vous poser une question. Quelles sont les découvertes récentes en Physique dont vous avez entendu parler ?  Y a-t-il également des sujets de recherche actuelle dont vous avez connaissance ?

- Le boson de Higgs !

- Les ondes gravitationnelles !

 

Rien d'autre ne vous vient à l'esprit ? Alors on va laisser cette liste de côté, on y reviendra tout à l'heure.

 

 

 

En lien avec La manip du vendredi d'aujourd'hui, je vous propose la lecture du texte de Jean-Marc Levy-Leblond, extrait de son ouvrage Impasciences (paru aux éditions Points), intitulé Les savants du savon.

 

    Une bonne part de l'activité scientifique du siècle dernier (le XXe) a été consacrée à la découverte et à l'étude de phénomènes toujours plus étranges et lointains. La physique, en particulier, qui tint longtemps le haut du pavé, délaissa le comportement de la matière ordinaire, jets d'eau ou tas de sable, pour s'en aller explorer le monde des particules sub-nucléaires ou les frontières du cosmos en expansion. Ce ne fut pas une mince surprise pour bien des chercheurs, persuadés que seuls ces domaines ésotériques recelaient un véritable intérêt scientifique, que de constater dans les années 1980 le retour en force d'une physique du quotidien, s'employant à comprendre les mécanismes du collage ou du mouillage.

    Gageons que le XXIe siècle sera, sinon celui de la spiritualité comme le voulait Malraux, du moins celui d'une sciencificité rénovée et d'autant plus surprenante que commune, la banalité des objets étudiés renforçant les énigmes de leurs comportements. Deux exemples récents viennent illustrer cette perspective. Chacun a vu, et sans doute frabriqué, des bulles de savon ; il est courant d'observer une double bulle, formée de deux sphères incomplètes ayant une paroi circulaire en commun - naturellement : comment imaginer une autre façon pour deux bulles de s'accoler ? Pourtant, on a démontré récemment qu'une autre disposition possible, et même plus stable, est obtenue si l'une des bulles prend la forme d'un tore (comme un pneu de voiture) et encercle l'autre, qui, légèrement étranglée, prend une forme d'haltère. Reste à savoir dans quelles conditions cette spectaculaire configuration peut être créée.

    Les films de savon ne restent pas seulement la source de problèmes neufs, ils offrent des dispositifs expérimentaux fort astucieux. C'est en étudiant les mouvements, oscillants d'un léger fil de soie dans le courant d'une mince couche d'eau savonneuse en mouvement que des chercheurs ont récemment apporté quelque lumière sur un problème de dynamique des fluides, le claquement des drapeaux dans le vent, curieusement resté jusqu'ici incompris, défiant les meilleurs spécialises. Comme quoi il n'est pas indispensable de dépenser quelques milliards de dollars - le coût d'un accélérateur de particules ou d'un télescope spatial - pour s'attaquer à des problèmes excitants et au surplus riches dans doute  d'implications pratiques. Sans pour autant souhaiter à la Big Science le sort des dinosaures, on ne peut que se réjouir de voir renaître une recherche à l'échelle humaine. Dans son impétueuse avance, la science a laissé bien des grains à glaner dans ses divers champs, offerts à qui prendra le temps et le soin de les explorer à nouveau. On pourra d'ailleurs donner ainsi tout son sens à ce curieux mot : la re-cherche.

En tant que physicienne travaillant avec le savon, mais aussi en acoustique, c'est à dire la science des sons, j'ai choisi ce texte car il a évidemment une résonance particulière pour moi. En effet, ma recherche se situe en plein dans cette "physique du quotidien", cette physique dont tout un chacun peut faire l'expérience : que ce soit d'une part les bulles de savon rencontrées dans l'évier, le bain moussant, ou fabriquées pour jouer ; d'autre part la sensation auditive, l'ouïe, la musique.

J'ai justement choisi ce domaine de recherche pour cela : parce que cette physique est dans la sphère de proximité des citoyens, que des évènements du quotidien des gens, tel le claquement des drapeaux dans le vent pour reprendre l'exemple du texte, ont un véritable intérêt scientifique, et que dans des choses aussi simples en apparence qu'une bulle de savon, il y a encore beaucoup de phénomènes incompris. J'insiste donc sur ces mots de l'auteur que je trouve ô combien justes : cette science du quotidien est "d'autant plus surprenante que commune, la banalité des objets étudiés renforçant les énigmes de leur comportement".

 

 

En terme de relation entre la science et la société, le fait que la physique s'intéresse à des phénomènes ou évènements de la vie de tous les jours, qu'on soit dans leur sphère de proximité, cela parle aux gens et les rend plus proches de la physique. Cette recherche à l'échelle humaine nous rend la science plus proche, peut renforcer l'intérêt qu'on lui porte mais aussi amener à porter un autre regard sur le monde, et rester curieux des objets en apparence banale qui nous entourent.

 

 

 

J'ajouterai cependant une nuance dans le propos de l'auteur : celle liée à la représentation de la physique, directement liée à sa médiatisation. En effet, cette physique du quotidien a beau exister bel et bien, elle est très peu visible. Tout ce que vous m'avez cité tout à l'heure relève de la Big Science, cette science de phénomènes "étranges et lointains", dont personne ne peut réellement faire l'expérience dans sa vie (avez-vous déjà vu une particule subnucléaire, comme un électron ? A votre échelle, pouvez-vous observer qu'à des années lumière de nous le cosmos continue son expansion ?). La représentation faite est toujours celle des accélérateurs de particules, des télescopes gigantesques, au budget colossal.

 

La manip physico-musicale

La manip de ce soir a justement pour objectif de vous donner une autre représentation de la physique, ou plutôt une représentation d'une autre physique, celle de la physique du quotidien, qui co-existe avec la Big Science, et mérite amplement la même visibilité.

 

Le seul matière dont on a besoin, c'est un tube en plexiglas, un haut parleur, une eau savonneuse (du liquide vaisselle et de l'eau), ainsi qu'une caméra pour permettre la visualisation. Pas de quoi dépenser des milliards de dollars ! Le tube est maintenant trempé dans l'eau savonneuse, et une fine couche de savon se forme. Elle apparaît colorée car elle réfléchit la lumière blanche différemment selon son épaisseur : la lumière blanche est décomposée, de la même manière que lorsqu'elle traverse un prisme, et ici différentes couleurs correspondent à différences épaisseurs, puisqu'à cause de la gravité, le liquide s'écoule. Et maintenant, place à la musique !

 

 

 

 

 

Cette expérience, qui j'espère vous a plu, c'est un véritable sujet de recherche actuelle, notamment sur les interactions entre le son et la matière. Et pourtant, elle ne nécessite que des objets du quotidien ! J'espère donc qu'à présent vous ne verrez plus le savon du même œil : c'est aussi à cela que sert la science, nous permettre de développer une autre vision du monde.

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